Nouveau numéro de victimisation chez Libération

Par Rouslan Gauchet

   Dans le journal Libération, qui a déjà successivement assimilé Mélenchon à Hitler et à un purificateur ethnique [1], on a pu lire les choses suivantes :

« Mélenchon rejoue la stratégie usée de la victimisation médiatique »
(5 mai 2014) [2]

« Jean-Luc Mélenchon renfile son vieil habit de victime médiatique »
(5 mai 2014) [3]

« Et revoilà le refrain de la victimisation médiatique, la campagne est lancée. » (28 mars 2016) [4]

« s’il a réussi de grands rassemblements politiques et tutoyé les 15 % d’intentions de vote en 2012 [ce n’est pas] pas en surjouant la victime du «système médiatique» à la moindre ligne qu’il juge écrite de travers. » (28 mars 2016) [5]

   En effet, les journalistes de Libération – sans doute infaillibles et donc exempts de toute critique qui ne pourrait relever que de la pleurnicherie – s’y connaissent en victimisation. Déjà, le 27 avril 2014, ils écrivaient [6] :

« La rédaction, face à des actionnaires sans scrupule qui se moquent de l’histoire et de la place de Libé dans le paysage médiatique, a su réagir et interpeller ses lecteurs. Alors qu’elle dispose de peu de moyens, elle travaille à un projet alternatif. Oui, véritablement, l’équipe de Libé est pour l’heure l’honneur de la profession. »

   L’ « honneur de la profession » contre « les actionnaires sans scrupule » ? non, assurément, aucune victimisation ici ! C’est d’autant plus cocasse que ces journalistes essaient ainsi de nous faire oublier qu’ils ne sont pas victimes du pouvoir, mais qu’ils sont le pouvoir [7], et qu’ils ne sont pas soumis à la censure, mais qu’ils sont eux-mêmes censeurs en tant qu’ils sélectionnent arbitrairement, selon leur bon vouloir, parmi ce qu’ils recueillent.

   Le journal autoproclamé « de gauche » [8] nous a rejoué ce numéro les 15 et 16 juillet 2017, avec à sa une un dossier de cinq pages titré : « Faut-il brûler les journalistes ? » et sous-titré « Pourquoi tant de haine ? ».

   On doit le premier article du dossier, une longue complainte affligée, à Johan Hufnagel, qui co-dirige la rédaction du journal. Le recueil de lamentations commence par une liste d’injures abominables dont seraient couverts les journalistes sur les réseaux sociaux : « merdias », « journalopes », « presstiputes » – (celui-là je ne le connaissais pas, mais j’aime bien) – « laquais du pouvoir »… Et le journaliste de dénoncer « une détestation sans filtre […] qui peut tourner au harcèlement » tout en revendiquant pratiquer un métier « dans le wagon de tête des pires jobs à exercer ». Plus loin, une colonne est entièrement dédiée à la « rage » sur les réseaux sociaux. Elle commence par citer le sondage twitter ci-dessous :

   « Étant listés les noms de quatre confrères, que par charité nous ne reproduirons pas », précise le journaliste, qui vraisemblablement se sent solidaire – réflexe de corporation courant et renforcé par des dénominations confuses comme « les journalistes » ou « les politiques » – de ces quatre figures médiatiques pour le moins militantes.

   Au milieu de ces apitoiements, peut-on trouver une analyse des raisons de la défiance – évidente – envers « les journalistes » ? On trouve en effet un court gloubiboulga sous forme de fausses concessions :

« Les raisons du discrédit sont réelles, même si elles dépassent le seul cadre du métier. Les maux sont connus, parfois justifiés, parfois fantasmés : perte d’indépendance, entre-soi, absence de « diversité » sociale et ethnique, suivisme, éthique en berne, collusion, absence de pluralisme; On peut ajouter fainéantise, manque de rigueur, d’humilité, de curiosité, rejet de toute critique, amour de la petite phrase, éditorialisme, etc., etc., etc. Les journalistes ont aussi commis des erreurs et ont été lents à les reconnaître. Les médias, qu’on évitera si possible de mettre tous dans le même sac, ont eu du mal à comprendre la révolution technologique, toujours en cours, et à enfourcher le dragon du changement. »

   L’effet de ce passage très court dans un dossier de cinq pages, est bien sûr de marginaliser complètement la critique, de l’euphémiser, de s’en dédouaner partiellement, en évitant à tout prix d’analyser les mécanismes sociaux qui mènent à la médiocrité et l’absence de pluralisme. On note aussi la mise en accusation de « la révolution technologique », cible facile des patrons de presse : elle permet de contourner la critique du capitalisme dont les contraintes essentielles de minimisation des coûts sont très directement responsables des mauvaises conditions de « production » de l’information, en en faisant des difficultés conjoncturelles. Le journaliste conclut alors rapidement : « L’autocritique a ses limites ». Dans Libération, apparemment, cette limite se situe à un paragraphe maximum.

   Plutôt donc que de laisser la parole à une association comme par exemple ACRIMED [9] dont la critique des médias est relativement fournie et structurée en plus d’être assortie de propositions concrètes et détaillées, les journalistes de Libération ont préféré dédier deux pages à des témoignages divers recueillis auprès de personnes lambda à diverses occasions jusque dans « les banlieues » [10]. Là encore, les critiques variées et sans structure de témoins qui n’ont pas nécessairement cherché à rationaliser leur rapport à la presse s’auto-annihilent ; et s’il s’agit d’une tentative d’approche sociologique de ces rapports, on peine à percevoir la valeur scientifique d’une poignée de témoignages. Cela nous rappelle bien-sûr ce que Pierre Bourdieu écrivait après sa participation à une émission d’Arrêt sur images consacrée au traitement médiatique des grèves de 1996 et intitulée « La télévision peut-elle parler honnêtement des conflits sociaux ? » [11] :

Dans une seconde conversation [ndla: Pierre Bourdieu parle des conversations préalables à l’émission], je m’aperçois que plusieurs de mes propositions d’extraits ont été remplacées par d’autres. Dans le « conducteur » final, je verrai apparaître un long « micro-trottoir » sans intérêt visant à montrer que les spectateurs peuvent dire les choses les plus opposées sur la représentation télévisuelle des grèves, donc à relativiser d’avance les « critiques » que je pourrais faire (cela sous prétexte de rappeler l’éternelle première leçon de tout enseignement sur les médias : le montage peut faire dire n’importe quoi à des images).

   Le « micro-trottoir » au format papier de Libération suscite donc inévitablement le même effet : il étouffe de fait toute critique construite.

   La seule analyse proposée par Libération est celle d’Arnaud Mercier, chercheur et professeur à l’université Panthéon-Assas. Qui contient, bien sûr, son passage obligé de Mélenchon-bashing :

« La critique des journalistes est devenue une rhétorique obligée de la communication politique, une ressource électoraliste. La machine s’est emballée lors de la campagne présidentielle. Le FN comme Jean-Luc Mélenchon ont pris les médias pour cible. Même Fillon n’a pas trouvé d’autre exutoire face à ses turpitudes. On se retrouve dans un climat de violence verbale inouïe, passant de la dénonciation à la haine. Et les politiques ont une énorme responsabilité. En entonnant un discours de dénigrement, ils libèrent la parole des esprits agressifs et violents, qui se lâchent. »

   Il faut d’abord relever, une nouvelle fois dans Libération, le dénigrement de toute prise de position critique du journalisme, forcément manipulatrice et électoraliste, donc nulle et non avenue. Façon pratique de discréditer un discours sans même avoir à répondre à son contenu argumentaire. Puis, bien sûr, l’assimilation Mélenchon-Le Pen qui « ont pris les médias pour cible », en oubliant au passage l’éventualité selon laquelle ce pourrait aussi être l’inverse, à savoir que certains médias auraient ciblé Jean-Luc Mélenchon, surtout dans les dernières semaines précédent le premier tour, comme en 2012 [12]… Et enfin, bien sûr, l’accusation groupée de « les politiques » et leur « violence verbale inouïe ». Car les médias ne tolèrent pas que l’on mette des mots durs sur une réalité difficile, faites de conflits et de rapports de force. Tout en diffusant largement des fictions très violentes sans y voir aucun problème.

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La une de Libération des 15 et 16 juillet 2017

 

[1] https://opiam.fr/2016/03/29/libvictime/
[2] http://www.liberation.fr/france/2014/05/05/melenchon-rejoue-la-strategie-usee-de-la-victimisation-mediatique_1011081
[3] http://www.liberation.fr/france/2014/05/05/jean-luc-melenchon-renfile-son-vieil-habit-de-victime-mediatique_1011189
[4] http://www.liberation.fr/france/2016/03/28/c-est-l-histoire-d-un-tweet_1442491
[5] http://www.liberation.fr/france/2016/03/28/les-limites-d-un-candidat-bis-repetita_1442484
[6] http://www.liberation.fr/ecrans/2014/04/27/la-societe-doit-se-saisir-de-la-question-des-medias_1005760
[7] Pas un « quatrième pouvoir » pour autant, qui serait miraculeusement indépendant des autres, bien évidement.
[8] http://www.liberation.fr/ecrans/2014/04/03/votre-rituel-d-accueil-est-tres-pestilentiel_992988
[9] ACRIMED (ACtion CRItique MÉDias) est une association de critique des médias. Fondée en réaction au traitement médiatique du mouvement social de 1996, elle regroupe entre autres des journalistes et des universitaires.
[10] « Les banlieues », dans le langage journalistique, est une expression qui immanquablement, en tentant d’englober des réalités diverses et des milieux hétéroclites, ne finit par désigner qu’un imaginaire médiatique fantasmé.
[11] http://www.monde-diplomatique.fr/1996/04/BOURDIEU/5425
[12] « Comment détester Mélenchon », par quelques médiacrates
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