L’ombre n’est-elle pas aussi impartiale qu’un thermomètre ?
Une même photographie a été utilisée trois fois les 25, 26 et 27 juillet dans Libération, pour illustrer trois articles différents. Mélenchon dans l’ombre, Mélenchon lui-même ombre : un genre neutre et objectif qu’aiment beaucoup Libération, Le Monde et Le Nouvel Observateur.
Conformément à la coolitude poujadiste de Libération, un autre article du 25 mars 2013 – encore de Jonathan Bouchet-Petersen – flétrissait lui aussi en bloc « les politiques » et, lui aussi, était illustré par l’ombre de Jean-Luc Mélenchon :
Dans la presse grecque, le 28 juillet 2014 :
De même que le plan en contre-plongée (ou plus généralement incliné) comme l’explique Alain Korkos dans « Mélenchon l’enragé« , est souvent destiné à dénigrer, à créer une impression de soumission, d’infériorité ou de malaise, l’ombre est destinée à inquiéter, repousser, terrifier. Elle est menaçante. Ainsi, le dossier spécial du Nouvel Observateur sur J.-L. Mélenchon, à quelques jours des élections présidentielles de 2012, ne contenait pas une seule photographie de lui. En couverture, Laurent Joffrin – actuel directeur de Libération, et à l’époque directeur du Nouvel Observateur – expliquait avoir « donné en illustration une image stylisée de sa personne, comparable à celle qui avait été utilisée il y a quatre ans pour Obama, ce qui n’est pas désobligeant. » En réalité, cette « image stylisée » était davantage comparable aux affiches de propagande du dictateur Mao qu’à l’affiche de campagne d’Obama :
Le dossier spécial anti-Mélenchon (à gauche ci-dessous) était illustré par son ombre. Les candidats du PS et de l’UMP, eux, n’étaient pas des ombres, et leurs programmes beaucoup moins « irréalistes ». Ci-dessous à droite, la Une de Libération du 7 avril 2013 : le choix illustratif neutre, objectif et non partisan a été de couper l’escaladeur perturbateur Mélenchon des autres orateurs présents sur l’estrade. Efficace : un homme seul et dangereux aspirant au pouvoir. Ne manquent plus que les flammes derrière lui. Trois mois plus tôt, le fraudeur fiscal Jérôme Cahuzac lui avait dit : « Vous êtes un homme seul ».
Paradis et enfer ? (à droite, détails du triptyque d’Haywain de Jérôme Bosch, 1496). Ci-dessous, le Docteur Folamour (personnage d’un film de Kubrick), ancien nazi (qui commet encore parfois le salut nazi par inadvertance) chargé de définir la stratégie nucléaire suicidaire des États-Unis pendant la guerre froide. Folamour aime la bombe nucléaire et la destruction.
L’information est une fabrication, l’image domine le texte
Aux pages 2 et 3 de l’édition dans laquelle Mélenchon fait de l’escalade, une ombre masque en partie le visage de cet escaladeur inquisiteur et purificateur éthique (Mélenchon n’a jamais prononcé le mot purification… mis entre guillemets par Lilian Alemagna, qui n’aurait pas pu faire son jeu de mots rigolo sans fabriquer cette fausse citation¹). Cette double page illustre parfaitement ce que dit l’historien André Gunthert : « ce sont les choix narratifs qui orientent la représentation visuelle, et non le contraire« . D’où le titre du livre d’un autre historien, Howard Zinn : « You can’t be neutral on a moving train ». Les journalistes politiques sont des militants, comme le prouvent sur cette même page, dans la colonne de droite, les propos détournés de Christian Salmon, présenté comme un « ancien proche » de Mélenchon, et que Libération fait passer pour le contraire de ce qu’il est (voir la réplique de Christian Salmon : »Abus de «Libération »…« , 7 avril 2013) :
Un article de Libération du 29 mars 2012 était aussi illustré par deux photographies de Mélenchon dans l’ombre :
Une illustration de « Mélenchon, le faux tract, et les « crétins » du FN », article de Tristan Berteloot paru le 30 mai 2012 dans Le Nouvel Observateur :
Dans un article du 4 juin 2012 signé par « La rédaction de RTL.fr », Mélenchon vomit beaucoup. Il vomit quatre fois, pour que le lecteur comprenne bien. Une part d’ombre sur le visage, grimaçant – méprisant ? – « Mélenchon vomit la démocratie ». La lumineuse, rayonnante et confiante Le Pen, elle, regarde à l’horizon, vers l’avenir – vers l’espoir ? À la place d’une ombre, un rayon de lumière jaillit du visage de cette amoureuse de la démocratie. À moins qu’elle ne soit touchée d’une grâce divine ?
Comme RTL avec cet article impartial, Libération avait choisi, au lendemain des élections européennes du 25 mai 2014, de mettre en couverture une Le Pen souriante et lumineuse… élevant la France vers les étoiles ? Cette Une de Libération semble annoncer des lendemains qui chantent. Comme dit l’expression branchée, Le Pen « envoie du rêve ». Mélenchon, lui, envoie du cauchemar. Tandis que Le Pen est montrée sous le côté lumineux de la Force, Mélenchon l’est uniquement du côté obscur :
Deux autres illustrations très neutres et objectives d’articles différents, parus dans Libération les 15 et 22 octobre 2013 : la moitié du visage dans l’ombre, Mélenchon tangue dans une lumière désagréable – à l’affût d’un journaliste à manger ?
Une illustration du dossier spécial de « M », le magazine du Monde, titré « Le grand MÉCHANT Mélenchon », paru le 4 mai 2013, pour encourager à aller à la grande manifestation du lendemain :
Tandis qu’au Monde, Mélenchon a droit à un portrait en noir et blanc vociférant tel un Hitler, Le Pen fait des photos de mode.
Tandis qu’au Monde, Mélenchon a droit à des photos truquées l’assimilant à Hitler², Le Pen est sous un ciel bleu, entourée d’un halo de lumière et évidemment proche du peuple, car « Le FN sait parler aux ouvriers, à ceux qui n’ont pas beaucoup de sous »³.
Mais comme l’a si bien dit récemment un journaliste du Monde, « ce ne sont pas les médias qui vont inciter les gens à voter FN. Pas du tout ». Le lepénisme médiatique n’existe pas. Les médias sont aussi impartiaux, neutres et objectifs qu’un « thermomètre ». Dans un commentaire sur son blog, à propos de son analyse « De Hitler à Mélenchon. Petite généalogie de la diabolisation visuelle », l’historien André Gunthert écrit :
« Il faut bien comprendre que l’arme visuelle n’a aucun caractère d’objectivité. Quelle que soit l’ampleur de ses crimes, Hitler n’était pas 24h sur 24 un pantin vociférant, la bave aux lèvres. Des photos ou des films le montrent souriant, caressant son chien, ou plaisantant avec ses proches. Qu’il soit un monstre n’est pas quelque chose qui “se voit” à l’œil nu, mais ressort d’un choix iconographique orienté – un processus qu’on peut appliquer à d’autres personnes, le cas échéant de manière injustifiée.
Il est dans la nature du discours politique de se prêter à la caricature tribunicienne. Dans un discours public d’une heure ou deux, n’importe quel orateur aura nécessairement des moments de harangue que la photographie peut isoler et rendre de façon brutale. Même dans le cas de quelqu’un de relativement peu expressif comme Hollande, les enregistrements vidéo des discours de la campagne présidentielle de 2012 montrent qu’il serait facile de produire des images grimaçantes ou tribuniciennes. Si des photos de ce genre existent, ce ne sont pas celles-là qui ont été retenues, car elles ont été jugées non pertinentes par rapport à l’image que l’on voulait donner du candidat… Ce qui signifie que ce sont les choix narratifs qui orientent la représentation visuelle, et non le contraire… La meilleure preuve est que dans un journal comme l’Humanité, Mélenchon paraît souriant et charismatique… »
À ce sujet, voir aussi Le Dark Mélenchon, un procédé médiatique neutre et objectif /2, Diabolisation visuelle de Mélenchon dans les médias 1/7 et Diabolisation visuelle de Mélenchon dans les médias 4/7. Ce billet a été complété le 17 décembre 2015.
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Notes :
1. Voir « Mélenchon = purificateur ethnique » dans Libération ? », 7 avril 2013, OPIAM.
2. « Mélenchon malpoli, Mélenchon nazi », André Gunthert, 19 mai 2013, Mediapart.
3. « A Tergnier, on vote FN « pour leur faire peur là-haut » », Anna Villechenon, 4 juin 2014, Le Monde.
A reblogué ceci sur JOURNAL LE COMMUN'ART.
Merci pour vos mentions abondantes sur ce blog! 😉 Une précision toutefois. Si le Mélenchon bashing constitue une dérive bien documentée, en particulier de certains organes dont le public est situé plus à droite, il me paraît excessif d’assimiler toute forme de travail expressif à de la médisance. Tout comme les choix stylistiques du texte d’un article, une proposition graphique n’est jamais « neutre et objective » (ça, c’est du discours d’école de journalisme…). Il ne suffit pas d’associer deux images pour produire un « décryptage » pertinent. Le personnage de Mélenchon inspire visiblement les éditeurs. On peut le déplorer lorsque la charge est trop forte, mais la recherche de formes expressives peut aussi être une forme d’hommage.
C’est vrai. Mais il est difficile de croire à un hommage à Mélenchon venant de Libération – surtout quand on lit le contenu de leurs articles, qui est presque systématiquement venimeux et calomnieux. Cela dit, vous avez raison sur le fait que tout travail expressif n’est pas forcément médisant. Peut-être faisiez-vous allusion à « L’information est une fabrication, l’image domine le texte » ?. Merci pour votre remarque sur l’association d’images : il aurait fallu en effet faire une démonstration plus scrupuleuse.
Mélenchon a également droit à la une du » canard enchaîné », qui use de la dérision…dans le même but.
A reblogué ceci sur laetitiapoiret.