Penser dans la langue des médias

Article paru le 29 mars 2013 dans le Huffington Post. Par Éric Fassin, sociologue, professeur à Paris VIII :

Mélenchon antisémite ? Samedi 23 mars, l’AFP avait mal retranscrit ses propos lors du Congrès du Parti de gauche à Bordeaux.

Avec Twitter, l’accusation s’est répandue comme une traînée de poudre. Sur Mediapart, Stéphane Alliès a bientôt corrigé la fausse citation, sous les sarcasmes d’un Jean-Michel Aphatie (RTL) et de Jean Quatremer (Libération), jusqu’à ce que Michel Soudais rende public l’enregistrement sur Politis. Attaquant Pierre Moscovici, Jean-Luc Mélenchon n’avait pas traité le ministre de l’Économie d’homme qui « ne pense pas français, qui pense finance internationale » ; il avait plutôt dénoncé le « comportement de quelqu’un qui ne pense plus en français… qui pense dans la langue de la finance internationale ».

Pourquoi pareille rumeur ? C’est bien sûr qu’elle rencontrait une croyance déjà largement répandue. Le candidat du Front de gauche serait populiste – et donc forcément antisémite. De fait, les médias ne sont pas seuls coupables : en 2012, la droite dénonçait déjà sa « complaisance avec l’antisémitisme ». La gauche socialiste n’a donc fait que reprendre à son compte la charge de Jean-François Copé, d’Alain Juppé ou de Nathalie Kosciusko-Morizet. D’ailleurs, une fois la vérité rétablie, à la différence d’un Jean Quatremer [NDR : non, Quatremer ne s’est excusé que pour recommencer le lendemain, et uniquement parce que, dit-il : « démonter qu’il s’agit bien d’un appel à la haine contre Moscovici exige bien plus de 140 signes« ], personne au Parti socialiste n’a jugé bon de s’excuser. À la guerre comme à la guerre, dira-t-on : c’est le jeu politique.

Il est vrai que les médias ne donnent pas forcément le bon exemple. « Salopard ! » : mardi 26 mars, Libération fait sa une sur les noms d’oiseaux qui polluent le langage politique. Et de renvoyer dos-à-dos Henri Guaino et Jean-Luc Mélenchon : « injures et insultes volent entre le gouvernement et ses opposants de droite comme de gauche ». C’est qu’à en croire l’éditorial, pareils dérapages « traduisent surtout la vacuité des discours de leur auteur ». Et pour valider cette thèse, Éric Decouty continue d’entretenir la rumeur, pourtant démentie depuis deux jours : Mélenchon userait « d’arguments ambigus pour fustiger Moscovici ».

Résultats : Chypre n’est pas en une de Libération le jour où l’Europe lui impose finalement sa loi ; bien au contraire : la résolution de cette crise est reléguée en page 14 ! Le vrai sujet, ce seraient donc les insultes… Faut-il donc reprocher au quotidien sa vacuité – ou son parti pris ? En tout cas, taxer Jean-Luc Mélenchon d’antisémitisme, ou même d’ambiguïté, c’est se dispenser d’écouter son propos. Or écoutons les phrases qui précèdent la citation tronquée : « tu représentes pas le peuple français quand tu fais ça ! Il faut dire : « Non, pas question. Je refuse. Je ne suis pas d’accord ». Pourquoi ? Pas en se disant « les Grecs, je sais pas quoi », mais en se disant « mais demain c’est moi ». Comment le même homme demain à la même table si on lui dit « mais M. Moscovici vous n’avez pas fait ci, vous n’avez pas fait ça, vous avez accepté telles dépenses sociales et tout… Comment il va pouvoir dire « non » vu qu’il a déjà dit « oui » pour les chypriotes ? Donc il se met dans leurs mains. Donc c’est un comportement irresponsable ».

Le problème n’est donc pas que Jean-Luc Mélenchon ne dirait rien, mais plutôt que les médias peinent à entendre ce qu’il dit. Reste alors une question : a-t-il tort d’affirmer que les Français « ont besoin d’avoir des dirigeants qui parlent dru et cru » ? Ou bien le leader du Parti de gauche a-t-il estimé qu’il serait encore moins écouté sans son verbe virulent? Tout se passe comme si les médias ne pouvaient comprendre que ceux qui pensent… dans la langue des médias – autrement dit, qui réfléchissent comme eux, dans la connivence sociale et intellectuelle d’évidences partagées. Malheur aux autres, car quand on ne les écoute pas, il est tentant de penser que c’est pour de bonnes raisons : ne seraient-ils pas un peu antisémites ?

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Une réponse à Penser dans la langue des médias

  1. Jon A. Barnes dit :

    Si l’accusation de « populiste » a un sens, alors le mot doit être accolé au chef de l’Etat et à son premier ministre. Ils ont décidé de cacher la liste des fraudeurs du fisc, et refusent d’interdire les filiales dans les paradis fiscaux. Mais ils ont eux-mêmes décrété suspects tous les élus. Ils les astreignent à une publication de leur patrimoine radicalement inutile mais intrinsèquement infamante. A présent ce n’est plus seulement nous qui le disons. C’est la une du « Monde » de dimanche-lundi qui s’inquiète du populisme de Hollande ! Indépassable blague de l’arroseur arrosé. Certes, le couple exécutif voulait seulement donner un os à ronger aux chiens alors même que la mesure n’a aucune espèce de valeur pratique dans la lutte contre l’évasion fiscale. Mais il faut applaudir des deux mains. Car cela nous donne un magnifique point d’appui pour avancer dans une direction autrement plus gênante pour l’oligarchie.

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